AIMER CUISINER

HISTOIRES ou CONTES CULINAIRES


Les bonnes résolutions....

  

Question : Pourquoi dans la nuit du 31 décembre au 1er janvier, après l'échange de bons vœux certains tiennent à prendre des résolutions alors que personne ne leur demande rien?

 

"C'est décidé, j'arrête de fumer", dit l'un.

"Moi, finies les heures passées devant les écrans", dit l'autre.

"Pour moi, ce sera vélo et marche à pied après les fêtes!"

 

Mais qu'est-ce qu'une résolution et une bonne résolution?

Définition : 

"Action de résoudre un problème, une difficulté : Résolution d'une question de procédure. 3. Acte par lequel, après réflexion, on décide volontairement d'accomplir quelque chose : Prendre la résolution de ne plus boire...."

 

En fait, tout ce qu'on n'a pas fait ou pas bien fait, d'un coup deviendrait tellement important qu'il faut le dire à voix haute et devant témoin!!!!

 Moi, j'ai décidé (c'est ma résolution) de ne plus m'embarrasser de choses à la marge, aller à l'essentiel en tout et ne pas perdre de temps... Compliqué? Non, il suffit de s'y astreindre. C'est ma recette du bonheur.


18/01/2023
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"Un lièvre à la royale" un conte de Jean Bonnefon paru dans Les Nouvelles du Temps (Editions Secrets de Pays)

Un lièvre à la Royale

 

de Jean Bonnefon

Lautrec

 

Illustration : Toulouse-Lautrec et le lièvre à la Royale

 

En 1865, Armand de Fontvieille vivait en son château de Fontvieille, aux portes du village de Berbicarias, au cœur du Périgord noir. Cet aristocrate de longue lignée régnait sur d’importantes terres agricoles réparties en plusieurs métairies. Sa fortune était assurée par l’exploitation de forêts fertiles en bois et en châtaignes, par des élevages de bovins, de porcs, de moutons, par des lots de pêche sur la rivière et surtout par un important vignoble qui s’étalait sur les coteaux bordant la vallée de Dordogne. Pour veiller à la bonne marche de l’ensemble, le marquis employait deux régisseurs chargés de tenir les comptes en bon ordre et surtout d’inspirer la crainte chez les métayers à son service. Tout cela fonctionnait sans trop de problèmes depuis des siècles. Certes la révolution de 1789, puis la période impériale avaient, un temps, bousculé cette ordonnance séculaire, mais la Restauration et le retour des privilèges avaient remis bon ordre dans cette confusion provisoire.

Cet homme heureux et sûr de lui était au comble de la félicité depuis qu’il avait épousé une jeune et belle aristocrate du voisinage, en la personne de Jeanne Marie, fille du Comte de Pechmirail. Le marquis, bien qu’âgé de 60 ans passés, était persuadé que la jeune marquise était follement amoureuse de lui. De son côté, la jeune femme, âgée de 25 ans, n’avait consenti à ces épousailles que sous la pression de son père, qui avait vu dans cette alliance l’occasion d’assurer la fortune de sa famille. Elle faisait, en somme, contre bonne fortune bonne apparence. Le marquis était gentil avec elle et ne l’envahissait pas de sollicitations charnelles outrancières. On peut penser, à la suite des évènements qui suivirent, qu’il aurait, sans doute, du se montrer plus empressé auprès de son épouse qu’il ne l’était lorsque cette affaire prit corps.

Au printemps de l’an 1865, on commença à parler dans le pays, de l’apparition d’un mystérieux parasite venu des Amériques, qui menaçait les vignobles dans le sud de la France. C’est en Provence que le phylloxéra fit son apparition. Le Président-empereur Napoléon III et son gouvernement avaient décrété la situation préoccupante, et les ingénieurs agronomes du pays furent mobilisés pour combattre le fléau. En Périgord, on ne s’inquiétait encore pas trop de cette situation, cependant le marquis suivait dans la presse l’évolution de ce mal qui persistait à résister aux divers traitements que lui opposaient les scientifiques. Une part importante de sa fortune provenait des 30 hectares vignes qu’il exploitait en son domaine. Ce vin, classé depuis 1855 en « Vin du Pays de Périgord », était vendu en barriques sur les quais de Bergerac, de Libourne ou de Bordeaux, après avoir été transporté en gabares sur la Dordogne jusque dans les entrepôts de négociants, qui se chargeaient ensuite de le revendre dans le nord de la France, en Hollande ou au Royaume Uni. Rapidement, les nouvelles de la maladie qui sévissait en Provence se firent insistantes et même alarmantes. C’est dans cette atmosphère d’inquiétude diffuse que surgit dans la vie du marquis, celui qui, sans qu’il le soupçonna un instant, allait bouleverser sa paisible existence.

Au début du mois de mars, vers 10 heures du matin, le marquis lisait le journal dans son bureau lorsque Léa, une de ses femmes de chambre, vint l’avertir, qu’un homme demandait à être reçu. Armand jeta un œil par la fenêtre. Une jardinière tirée par un cheval blanc stationnait devant le perron. Un homme jeune et élégamment vêtu se tenait immobile, le dos tourné au château. La femme de chambre introduisit le visiteur qui se présenta :

- Arnaud de Saint-Clément… Je vous remercie, monsieur le marquis, de m’accorder un peu de votre temps.

Le jeune homme prit soin de décliner son identité complète avant d’expliquer au marquis les raisons de sa présence au château ce matin là. Il était l’un des fils de Pierre Marie de Saint-Clément, directeur général de la Corderie de Rochefort, située dans le département presque voisin des Charentes Inférieures. Après de longues études en ingénierie maritime, il avait appris le métier de cordier et se destinait à travailler auprès de son père en vue de prendre sa succession. Bien décidé à développer l’activité de la vénérable institution, son plan prévoyait la création de plusieurs ateliers-associés dans le sud-ouest de la France et notamment en Périgord, où la production de chanvre était particulièrement importante. Le jeune ingénieur s’était lancé dans des recherches et avait repéré sur les terres du marquis les bâtiments désaffectés de l’ancienne forge de la Gravette. Selon lui, le profil des longues murailles se prêterait parfaitement à la fabrication des cordages. Quelques travaux suffiraient pour transformer l’ancienne forge en une corderie qu’il se faisait fort de faire classer en manufacture nationale.

Rapidement, le marquis s’enquit des sommes que pourraient lui rapporter la vente de ces bâtiments. Saint Clément évoqua des chiffres qu’il jugea raisonnables. De plus, il comprit immédiatement que la production de chanvre pouvait être de nature à pallier la culture de la vigne, au cas où le phylloxéra viendrait à menacer le vignoble périgourdin. C’était en quelque sorte la providence qui lui envoyait ce jeune homme en cette fraîche matinée du mois de mars. Il le convia à dîner le soir même à sa table. Celui-ci accepta chaleureusement. Il était descendu au village, à l’Hôtel des Quatre Colonnes où il était pour quelques jours logé en pension complète. Il indiquerait à l’hôtelier que ce soir il était invité au château et serait là, à 20 heures précises, avec grand plaisir.

Ce soir là, pour recevoir son hôte, le marquis de Fontvieille avait pris soin de faire éclairer l’entrée et le salon du château par les nouvelles lampes à pétrole dont il venait de faire récemment l’acquisition, ce qui était, pensait-il, de nature à impressionner son visiteur. Celui-ci remarqua en effet ce signe de modernité, mais n’en fit pas spécialement de cas, se contentant de préciser que son père avait également équipé son appartement de Rochefort de cette merveilleuse invention. Fontvieille et Saint-Clément s’installèrent devant la cheminée pour poursuivre leur conversation du matin. Le projet ne présentait aucune difficulté particulière. Le périgourdin mettrait à disposition la forge de la Gravette, moyennant quoi le charentais s’engageait à financer les travaux destinés à l’aménager en corderie. Il s’engageait également à lui payer un loyer convenable et à acheter le chanvre que le marquis ferait pousser sur une partie de ses terres de la vallée. Les deux hommes décidèrent enfin de confier la rédaction des contrats liant leurs deux parties à leurs notaires respectifs. Après quoi, le marquis fit amener une bouteille de son meilleur vin pour sceller comme il se doit le pacte qui le liait désormais à ce nouvel ami. Les deux hommes venaient de choquer leurs verres, lorsque le majordome annonça la marquise de Fontvieille. Quand Jeanne Marie pénétra dans la pièce, celle-ci s’éclaira d’un éclat particulier. Arnaud de Saint-Clément, qui s’était levé précipitamment, renversa quelques gouttes de son verre sur le plancher du salon. Dans la lueur légèrement vacillante des lampes, la beauté de la marquise resplendissait de tout l’éclat de son jeune âge.

Lorsqu’ils passèrent à table, Saint-Clément avait réussi à dominer son trouble. Il fut brillant comme son éducation l’avait préparé à l’être en société. Attentif à la marquise, il fit bien attention à ne pas amener la conversation sur des sujets trop à même de provoquer l’ennui de sa belle voisine de table. Il bannit donc tout propos concernant leur affaire de même qu’il se garda bien d’évoquer le voyage de l’empereur en Afrique du Nord ou encore les relations que l’on sentait tendues entre la France et le Mexique. Afin de conserver malgré tout l’attention du marquis, il amena la conversation sur le gibier et la façon que l’on avait dans le pays de l’accommoder. Il pensa que de cette façon, qu’il jugea intérieurement comme fort habile, il ménagerait l’attention de son hôte en même temps que celui de sa charmante épouse. On évoqua la chasse à la bécasse que le marquis tenait pour la plus compliquée. Il s’enquit de la façon que l’on avait dans le pays de cuire l’oiseau au long bec. La jeune marquise lui raconta que les cuisinières du château les rôtissaient à la ficelle dans une grande cheminée, en laissant tomber le jus qui dégoulinait du ventre de l’animal sur des tranches de pain recouvertes de foie gras qui grillait ainsi à la chaleur du feu de bois. Saint-Clément dévorait les propos de Jeanne-Marie. Le marquis était fier de sa jeune épousée qui, pensait-il, avait suffisamment de conversation pour intéresser un ingénieur de la trempe de son invité.

En vérité, le jeune homme entendait à peine les paroles de la marquise. Son regard était fasciné par le jeu de ses lèvres, beaucoup plus que par les sons qui s’en échappaient gracieusement. Lorsqu’elle passait sa langue sur celles-ci pour en humecter les bords, Saint-Clément en venait au supplice. La gorge rebondie de Jeanne-Marie se gonflait et se dégonflait au rythme de son récit, au point qu’il faisait un effort surhumain pour conserver son regard bien planté dans ses yeux. Quand il n’y tenait plus, il trouvait alors refuge sur le visage du marquis qui de son côté avalait goulument son repas en évoquant avec forces détails des exploits cynégétiques qui n’intéressaient que lui. Saint-Clément le relançait par des « Ah bon ? C’est incroyable ! Et alors ? » Fontvieille repartait alors sur la trace des sangliers, des faisans, des garennes… cependant que Saint-Clément retournait aussi discrètement qu’il le pouvait se réfugier dans les yeux, les lèvres, le cou ou le corsage de la jeune marquise. Celle-ci, bien que de sage éducation, s’était rapidement rendue compte du trouble qu’elle avait provoqué sur le comte. Elle s’en trouva à son tour délicieusement perturbée, mais rien sur son visage ou dans son attitude ne vint trahir cette confusion. Les deux jeunes gens étaient sur le point d’être aimantés l’un par l’autre lorsqu’ils furent rappelés à la réalité par une saute de voix du marquis.

- Et le lièvre ! Ah ! Le lièvre ! Le roi du gibier à poils… Vous chassez le lièvre cher ami ?

- Assurément marquis… Assurément répliqua Saint-Clément. J’ai un penchant naturel qui m’attire vers le poil bien plus que vers la plume. Alors, vous pensez… le lièvre ! Et vous le servez comment le lièvre, cher marquis ?

- A la Royale forcément ! A la Royale ! Pour ce qui est de la cuisine, mon épouse vous en dira plus que moi. Elle adore ça et ne manque jamais de passer du temps auprès de nos cuisinières lorsqu’il y a des mets exceptionnels à préparer… N’est-ce pas mon amie ?

- Oui répondit la marquise. J’adore mettre la main à la pâte. Mais vous, monsieur le Comte, connaissez vous le lièvre à la Royale ?

Saint-Clément acquiesça. Et voilà que la conversation roula sur les mérites comparés du lièvre à la royale à la façon du Périgord et à celle du Poitou. C’est à ce moment qu’un opportun problème de vessie emmena le marquis vers ses appartements. Il s’excusa de devoir quitter la table un moment et laissa les deux jeunes gens face à face dans la lumière dorée des lampes à pétrole.

- Alors monsieur le Comte, comment préparez vous le lièvre à la royale dans votre pays poitevin demanda Jeanne-Marie soucieuse de maintenir la conversation.

- Chez nous madame, il convient tout d’abord de traiter l’animal avec douceur. Il faut, d’abord, le déshabiller entièrement sans le brusquer. Une fois qu’il est ainsi définitivement couché sur la table, il convient de découper ses membres un à un… Il s’agit de détacher lentement ses cuisses du reste de son corps… Puis ses épaules… Il faut trouver en promenant sa main sur ses reins la jointure de ses hanches afin de séparer le bas de son dos de sa poitrine. Les morceaux ainsi séparés seront ensuite entièrement enveloppés d’une barde de lard pour en adoucir les chairs. Nous mettrons ensuite les morceaux dans un récipient de cuivre auquel nous adjoindrons quarante têtes d’échalote et vingt gousses d’ail… Ajoutons de l’oignon, beaucoup d’oignon, trois litres de vingt rouge, un bouquet garni et laissons mijoter cela pendant cinq heures au moins… Lorsque nous reviendrons vers lui, il s’abandonnera totalement et alors ses os se détacheront tous seuls de ses chairs. L’animal sauvage se donne alors sans résistance. La sauce sera alors passée au chinois et nous servirons notre lagomorphe royal avec une salade de truffes.

- Chez nous, dit la marquise, l’affaire est tout à fait différente. Il convient de savoir que la traque de l’animal est longue et ne doit pas être précipitée. On dit que plus on l’a coursé longtemps, meilleure sera son appétence. Une fois qu’il a abandonné toute résistance, on le couche comme chez vous, sur une table pour le déshabiller de sa toison de poils. Cela doit être fait très lentement pour ne pas blesser ses membres fragiles. J’insiste, monsieur le comte, sur le fait qu’il faut beaucoup de temps pour réussir cette opération. Tout est dans la lenteur et le toucher. Une fois mise à nue, la bête sera désossée avec précaution. On écarte ses cuisses pour y plonger en douceur la lame qui en découpera la chair. On incisera de même ses membres supérieurs tout comme on plongera tout en douceur au cœur de sa poitrine pour en retirer les côtes, le cœur et les poumons.

La respiration de la marquise se fit un peu précipitée.

- Une fois le lièvre débarrassé de sa charpente, les femmes du Périgord ont l’habitude de le reconstituer en une sorte de boudin. Pour cela on bourre la bête de truffes, de foie gras et de farce. On ficelle le tout que l’on va mettre au four cinq ou six heures plongé dans une marinade préparée à l’avance. Tout le secret est contenu dans le tour de main de la cuisinière qui doit caresser ce boudin avec douceur et retenue, sinon la chair fragile du lièvre éclatera avant qu’il soit à point.

Un silence se fit. Les deux jeunes gens se regardaient un peu hébétés. Seules leurs respirations quelque peu agitées se détachaient dans le silence du salon. Jeanne-Marie se ressaisit et reprit la conversation.

- Savez-vous, monsieur le comte, que dans la langue du Périgord, les lapins, petits ou gros, sont appelés connils ? Autre particularité de notre langue d’Oc : chez nous, le lièvre est un mot uniquement féminin. On dit « une lièvre »

- Une lièvre ? Mais alors… Comment se nomment les femelles ? demanda le Comte fort troublé par cette féminité inattendue.

- Il y a un autre mot : c’est la lébraude. C’est une sorte de féminin… dans le féminin.

- En français le féminin du lièvre est la levrette, ajouta Saint-Clément

Jeanne-Marie de Fontvieille baissa les yeux, puis le souffle court, elle reprit son récit.

- Lorsqu’elle le juge à point, la cuisinière retire alors du four « la lièvre » ainsi devenue royale par la grâce du foie gras et de la truffe et l’apporte sur la table pour le plaisir des invités. En général, lorsque les hommes portent à leur bouche le connil ainsi préparé, même les plus rudes fondent comme neige au soleil.

- Voila qui est bien dit, s’exclama le marquis de Fontvieille en rentrant dans la pièce. Rien de tel qu’une lièvre à la royale pour rendre un homme heureux. Je vous propose de lever nos verres à la santé de nos cuisinières du Périgord… et si vous le permettez, mon cher Arnaud, à la santé particulière de la marquise de Fontvieille qui me donne tant de bonheur à chaque heure du jour comme de la nuit.

- Armand, dit Jeanne-Marie… Voilà que vous vous laissez emporter à appeler le comte par son prénom. Vous êtes un peu familier, ne croyez vous pas ?

- Pas du tout, intervient immédiatement Saint-Clément. Nous sommes faits pour nous revoir souvent et si vous le permettez, madame, il me serait fort agréable que vous aussi, vous consentiez à m’appeler par mon prénom. A moins que cela vous choque ou ne vous soit désagréable.

La marquise baissa le regard et dit en rougissant un peu.

- Pas du tout monsieur le comte. Enfin, je veux dire… Pas du tout… Arnaud. Puisque vous le souhaitez ainsi.

- A la bonne heure conclut le marquis de Fontvieille. Laissons partir maintenant notre ami, qui doit être fatigué après la rude journée d’aujourd’hui. Nous avons tout le temps pour nous revoir et nous connaître encore mieux. Et puis, tiens… Puisque nous en avons parlé ce soir, je vais essayer de tuer un beau lièvre… « Une belle lièvre » comme on dit chez nous, pour vous faire gouter la recette que Jeanne Marie vous a décrite. Je suis sûr que vous avez déjà l’eau à la bouche… Bonne nuit, cher ami.

Par la fenêtre du salon, Jeanne-Marie regarda s’éloigner la légère voiture. Elle poussa un long soupir et monta dans sa chambre se glisser entre ses draps en pensant, pas tout à fait sagement, au nouvel ami de son époux.

 

Le lendemain, dès le lever du jour, Armand était sur le pied de guerre. Il quitta le château armé de deux fusils légers. Il connaissait un endroit, à la lisière d’un bois de chênes, où il avait repéré le passage du lièvre. La trace était sans équivoque : un gros lièvre avait laissé un chemin d’herbes couchées. C’était, à coup sûr, un gros mâle, car le chemin était large. La bête devait avoir ses habitudes, car la ligne était franche et bien tracée. Armand se posta à la lisère, légèrement à l’intérieur du bois et attendit. Pour ce genre de chasse, il convenait de venir sans chien : l’agitation et l’odeur de l’animal pouvaient alerter le gibier. Le silence et la patience étaient les maîtres mots et les meilleurs alliés du chasseur à l’affût.

- J’ai le temps,  pensait le marquis… Je prendrai le temps qu’il faudra, mais je t’aurai. 

En effet, le temps est une contingence que le chasseur se doit de respecter. Il ne doit pas être compté. Celui qui précipiterait et qui bousculerait les choses n’aurait aucune chance. Le temps du lièvre est un temps long. Il faut longtemps pour repérer la bête, longtemps pour jalonner son territoire, longtemps pour discerner dans sa routine ce qui l’amènera ici plutôt que là. Fontvieille savait au fond de lui qu’il se précipitait un peu. Quelques jours de repérage eussent, sans doute, été nécessaires pour assurer le coup. C’était probablement le désir de montrer à son épouse que malgré le poids des ans, il était capable d’étonner un homme jeune comme Saint-Clément. Cette volonté tenace redoublait sa détermination.

Il s’assit sur une souche et se figea comme une statue. Il avait pris soin de se poster à contre vent, afin de ne pas éveiller la méfiance de sa proie. Au bout d’une heure environ, il vit apparaître sur le haut des herbes les oreilles du lièvre qui s’apprêtait à traverser un espace découvert entre deux bois. L’animal faisait preuve d’une prudence extrême. Il avançait d’un pas, s’arrêtait, humait l’air et s’avançait encore. Fontvieille savait que tout d’un coup il allait s’engager et foncer d’un taillis à l’autre. Lentement il épaula son fusil et pointa vers les oreilles qui seules dépassaient de l’herbage. Lorsqu’il les eut en ligne de mire, il appuya insensiblement sur la détente et s’apprêta à baisser le canon vers le corps de la bête. Au moment même où Fontvieille pressa sur la détente, le lièvre bondit et détala dans les fourrés. Une sorte d’instinct de survie l’avait alerté et, en un éclair, il avait bondit droit devant lui. Le chasseur échappa un juron et s’avança vers l’endroit où il pensait, sans trop y croire, qu’il avait peut-être touché la cible. Point de dépouille dans les herbes, mais une petite tache grise sur le chemin attira son attention. La volée de plomb avait coupé net les trois-quarts d’une oreille du lièvre. Armand la ramassa, la tourna et la retourna entre ses doigts, la mit dans sa poche et emporta ce dérisoire et singulier trophée.

La matinée était bien avancée. Il profita de cette sortie pour aller visiter la métairie la plus proche et rentra au château un peu avant midi. En approchant de la grande bâtisse, à travers champs, il aperçut, de loin, la voiture de Saint-Clément qui quittait la propriété et s’éloignait vers le village. Le jeune ingénieur n’avait pas rendez-vous et Fontvieille en déduisit qu’il avait sans doute une information nouvelle concernant leur affaire. Lorsqu’il entra dans la maison, il trouva la marquise qui lisait au salon. Il lui montra l’oreille du lièvre en riant. Jeanne-Marie poussa un petit cri d’effroi et lui demanda de ne plus lui montrer cette chose horrible. Armand la taquina un peu, remit l’oreille dans sa poche et s’enquit de la présence de Saint-Clément. Oui, elle l’avait vu et ils avaient parlé de choses et autres, mais, précisa-t-elle, ce n’était pas elle qu’il voulait voir, mais le marquis, pour lui parler de leur commerce. Après le repas, Fontvieille s’assoupit une heure environ sur le canapé du salon, puis il fit seller un cheval et se rendit à l’hôtel des Quatre Colonnes pour y rencontrer Saint-Clément.

Fontbournat, l’hôtelier lui confirma que celui-ci était dans sa chambre et monta dans les étages pour le prévenir. Quelques instants plus tard, le jeune homme apparut en haut de l’escalier. Un pansement lui recouvrait l’oreille gauche.

- Vous vous êtes blessé ? S’enquit Fontvieille

- Hélas, oui cher ami… Une bêtise sans conséquence. En voulant déposer mes bagages sur le dessus de l’armoire, j’ai échappé une malle qui m’est tombée sur le bord du crâne. Rien de grave, seulement une coupure à l’oreille. Installons-nous au salon, nous avons à parler. 

Les deux hommes s’installèrent dans les fauteuils de l’hôtel. Quand ils eurent épuisé le sujet de leur entreprise, Fontvieille ne put se retenir d’exhiber son trophée de chasse. Il sortit de sa poche, l’oreille du lièvre et la montra à son voisin. Celui-ci se montra fort étonné et, comme la veille, la conversation roula à nouveau sur la préparation du lièvre à la royale.

- Et comment faites-vous, si d’aventure on vous propose un lièvre vivant ? demanda Saint-Clément. La façon de le tuer est fort importante dit-on.

- Ici, nous procédons de la façon suivante.

Le marquis parlait fort, passionné qu’il était par le sujet.

- Nous suspendons la bête par les pattes arrière. S’il se débat trop fort, nous lui cassons le cou avec un bâton bien frappé sur sa nuque. Mais l’idéal est qu’on le saigne sans l’assommer. Pour le saigner, j’avoue que c’est un peu cruel. Nous lui arrachons un œil et laissons s’écouler son sang dans une bassine. Vous savez que ce sang entre dans la recette et qu’il convient de le récupérer pour en faire la sauce.

- Vous préférez lui arracher un œil plutôt que l’égorger ?

- Oui, car la bête meurt lentement et on dit qu’il importe de procéder ainsi pour rendre la chair plus moelleuse. Certains prétendent même qu’il est encore meilleur de lui arracher la peau avant qu’il ne soit tout à fait mort.

Saint-Clément trouva ces méthodes un peu barbares, mais se garda bien d’en faire la remarque.

- Je pense, que vous n’aurez pas à patienter trop longtemps pour déguster mon lièvre à la royale. Je sais où se terre celui qui m’a laissé son oreille en souvenir. Je n’aurai de cesse de le traquer pour vous le servir avant votre départ… Parole de Fontvieille !

Les deux hommes se quittèrent en se saluant sur le pas de la porte. L’hôtelier Fontbournat, que la rumeur populaire disait curieux comme un pot de chambre, avait tout écouté malgré sa surdité. Il salua bien bas monsieur le marquis avant de retourner derrière son comptoir.

En chevauchant vers le château, Armand de Fontvieille se promit de ne pas laisser traîner cette affaire de lièvre à la royale. Il décida que, dès le lendemain à l’aube, il serait à nouveau au guet pour régler son compte à l’animal. Il y alla, effectivement, le lendemain… et tous les jours suivants. Le plus souvent, il ne vit pas le lièvre qui sans doute redoublait de prudence. D’autres fois, il l’aperçut furtivement entre les branches, dans le bois. C’était toujours le même… Il était reconnaissable à son oreille unique qui semblait narguer le chasseur. C’était comme une plume qu’il agitait au dessus des herbes et qui semblait braver son poursuivant. Le marquis rentrait au château en fin de matinée, toujours de fort mauvaise humeur. Jeanne Marie le consolait en lui disant que cela n’était pas grave. Elle lui conseillait de ne pas se lasser et au contraire d’y revenir dès le lendemain matin.

- Un jour, disait-elle, vous vous trouverez face à face, et ce jour là, votre savoir-faire aura raison de ses fourberies.

Fontvieille appréciait que son épouse s’intéresse ainsi à sa quête. Mais cette histoire le tracassait au point de lui gâcher le sommeil. Depuis quelques jours, ses songes étaient hantés par des lièvres et des lapins monstrueux qui le cernaient et l’oppressaient sans cesse. Les plus féroces étaient borgnes ou n’avaient qu’une oreille. Alors Fontvieille se levait, et un bougeoir à la main descendait au salon ou bien souvent, il demeurait jusqu’au lever du soleil. Quand l’aube découvrait un nouveau jour, le marquis repartait dans les bois armé de ses deux fusils avec l’espoir de mettre un terme à ses tracas.

Un jour enfin, il retrouva son cauchemar. Les traces de l’animal l’avaient mené jusqu’à un talus, où vraisemblablement il était obligé de sauter pour enjamber le fond. Fontvieille se posta et attendit encore. Le lièvre arriva une heure après, et visiblement il ne s’inquiétait pas de la présence du chasseur à cet endroit. Caché derrière un arbre, le marquis mit en joue et attendit que l’animal bondisse pour le tirer au milieu de son saut. Il se disait qu’ainsi privé de ses appuis, il serait plus vulnérable. Comme il l’avait imaginé, le lièvre prit son élan et s’envola d’un bord à l’autre du talus. Le coup claqua dans le silence du matin. La bête fit la culbute au fond de la saignée. Armand ne put retenir un cri de joie ! Mais, devant ses yeux stupéfaits, le lièvre se releva et s’enfuit en claudiquant. Armand se mit en devoir de le poursuivre mais ne parvint pas à le retrouver. Il était d’autant plus dépité qu’il se disait que sa proie allait sans doute agoniser et mourir dans quelque coin de la forêt. Contrarié, mécontent, désappointé, Fontvieille revint au château où il savait que Saint-Clément l’attendait pour une réunion concernant leur projet. Le marquis devait remettre à son associé une importante somme d’argent, destinée à commencer les travaux dans l’ancienne forge de la Gravette. Il avait rêvé de lui remettre en même temps, l’argent et la dépouille de la lièvre. Tant pis… Ce serait pour une autre fois, mais le bestiau ne perdait rien pour attendre.

Quand il arriva au château, la jardinière de Saint-Clément était rangée au bas de l’escalier. Jeanne-Marie et Arnaud devisaient devant la cheminée du salon. Lorsque le marquis entra dans la pièce, Saint-Clément se leva et poussa un petit cri de douleur.

- Que se passe-t-il ami ? demanda Armand

- Rien de grave. J’ai chuté dans l’escalier de l’hôtel. Je ne pense pas m’être blessé gravement, mais je souffre sérieusement de la jambe et de la hanche.

- Décidemment… Après votre blessure à l’oreille, vous voila touché à la hanche. Le Périgord vous joue des tours. Allons, espérons que tout cela n’aura pas de conséquence. Restez assis, cher ami, je vais chercher ce que vous savez et puis nous passerons à table. Mais encore une fois, ce sera sans lièvre à la royale. J’ai blessé celui que je poursuis depuis ces derniers jours, mais il a encore trouvé moyen de m’échapper.

Saint-Clément revint s’asseoir en grimaçant près de la cheminée. Armand quitta la pièce quelques instants et revint en portant une sacoche en cuir. Il l’ouvrit sous les yeux de son hôte. La sacoche était remplie, plus qu’à moitié, de billets de banque.

- Il y a là, la somme convenue. Faites-en bon usage.

- Faites-moi confiance, monsieur le marquis. L’affaire est infaillible.

- Alors, levons nos verres à notre association… Et aux beaux yeux de ma charmante épouse.

Jeanne-Marie rougit légèrement, baissa les yeux et leva son verre avec les deux hommes.

Après le repas, Saint-Clément eut bien du mal à se déplacer. Le jeune homme boitait bas. La sacoche dans une main et s’appuyant sur l’épaule de Jeanne-Marie, il parvint malgré tout à remonter dans sa voiture et disparut en direction de son hôtel.

Personne, jamais, ne le revit vivant.

Le lendemain, dès l’aube, le marquis de Fontvieille revint dans le bois à l’endroit où il avait tiré le lièvre. Il suivit le fossé dans la direction qu’avait prise la bête en s’échappant. A force de patience, il finit par le retrouver gisant à l’entrée de son terrier. Il le prit par les pattes de derrière. L’animal était encore souple et tiède. Agité par un dernier soubresaut il rendit son dernier souffle entre les mains de son prédateur. Il avait l’air encore plus grand mort que vif. C’était sans doute un des plus gros qu’il avait jamais vu. Il estima son poids autour de cinq kilos. Le marquis glissa la proie dans sa gibecière et rentra au château le cœur léger. Cette histoire de traque se terminait par sa victoire, mais il ressentait pour le lièvre un grand respect au regard de la résistance qu’il lui avait opposé ces dernières semaines. En arrivant, il fila droit aux cuisines et intima à Mireille, la vieille cuisinière, de tout lâcher pour s’occuper de la préparation du lièvre à la royale. Il était temps de dépecer la bête avant qu’elle ne se raidisse et qu’il devienne impossible de la saigner. Heureusement, il n’était pas trop tard. Armand se mit en devoir de tenir le lièvre par les pattes de derrière au dessus d’une bassine. Mireille lui glissa un couteau pointu sous l’œil et l’éjecta de son orbite d’un geste sûr. L’organe tomba sur la pierre du plancher et sembla regarder fixement le marquis. Celui-ci le repoussa du bout du pied pour l’obliger à regarder par terre. Un sang rouge et épais se répandit dans la bassine. Quand plus rien ne s’écoula, elle le posa sur la table. Cette dépouille inerte n’avait qu’un œil et une seule oreille. Mireille lui retira la peau à rebrousse poil en tirant si fort que Fontvieille dut y mettre toutes ses forces pour le tenir de l’autre côté. Elle commanda à Léa d’aller dans une des métairies faire abattre une oie pour ramener un foie de qualité et se mit en devoir de désosser La lièvre. Fontvieille laissa la maîtresse-queux à son travail et alla annoncer à son épouse que le lendemain au déjeuner, ils fêteraient le début du chantier de la Gravette avec un lièvre à la royale en compagnie d’Arnaud de Saint Clément.

- Enfin, vous l’avez eu mon ami… soupira Jeanne-Marie, qui commençait à se lasser de voir son époux ainsi tracassé par sa quête du lièvre.

- Non sans mal ! Mon Dieu, que cette bête m’a donné du fil à retordre ! J’ai fait envoyer le Père Mathieu à l’hôtel des Quatre Colonnes pour inviter Saint Clément. Je tiens à ce que ce jeune homme connaisse enfin le goût vrai du lièvre à la royale tel qu’on le cuisine en Périgord. Il faut qu’il puisse comparer avec la façon saugrenue qu’on a de le préparer dans le Poitou.

Armand revint à la cuisine pour admirer la virtuosité avec laquelle Mireille retirait sans le blesser les os du lièvre. Au bout d’une heure environ, la bête était molle et pouvait être reconstituée sans ses os, sans que l’on y voie la différence. La cuisinière se mit en devoir de préparer un fond de sauce avec les os retirés de l’animal.

Le marquis ne tarissait pas d’éloges envers elle. A cet instant, le Père Mathieu s’encadra sur le pas de la porte.

- Monsieur le marquis, je reviens de l’hôtel des Quatre Colonnes, mais je n’ai pas vu monsieur de Saint-Clément. Personne d’ailleurs ne l’a vu depuis hier. Fontbournat est aux cent coups… Il redoute que son client ne soit parti sans régler sa note. Tout le monde, à part lui, doute qu’il soit parti précipitamment, ajouta le père Mathieu, car il n’a rien emporté. Toutes ses affaires sont encore dans sa chambre.

Une pensée traversa l’esprit de Fontvieille… Et si Saint-Clément s’était enfui sitôt qu’il lui ait remis l’argent ? Il avait du mal à croire que ce jeune homme aux si bonnes manières put être un aventurier sans vergogne. De plus, s’il avait eu l’intention de disparaître en vitesse, il n’aurait sans doute pas laissé ses bagages à l’hôtel. Et qu’avait-il fait de la sacoche de billets ? Il eut été mal venu de s’en inquiéter pour le moment, mais il ne pouvait s’empêcher d’y penser tout de même.

L’après midi passa sans que l’on eût d’autres nouvelles au sujet de cette curieuse disparition. Les gendarmes avaient ouvert une enquête et interrogeaient les personnes susceptibles de leur fournir quelques renseignements. Le marquis était soucieux. Il allait de son bureau à la cuisine où Mireille s’affairait sur le lièvre. Sous le regard du maître, après la réduction des os, elle prépara sa farce de gorge de porc, foie gras, truffes et persil, dont elle tapissa l’intérieur des chairs de l’animal. Puis vint le tour du foie gras cru et entier qu’elle déposa dans le ventre du lièvre et qui entourait une sorte de bâton de truffe qui constituait le cœur de la préparation. Puis, délicatement, Mireille recousût la bête, recroquevilla ses membres et ficela le tout en sorte de boudin, désormais prêt à rester six heures en marinade. Il ne lui resterait plus qu’à le mettre cinq ou six heures à four tranquille pour offrir à la table le plus royal délice de la cuisine du Périgord.

A la nuit tombée, on n’avait toujours pas de nouvelle d’Arnaud de Saint-Clément. Certaines personnes interrogées dirent avoir vu dans la matinée sa calèche dans le chemin des bois du château de Fontvieille. Les gendarmes décidèrent d’y organiser une battue le lendemain matin.

Au lever du jour, c’est une troupe d’une cinquantaine d’hommes épaulés d’autant de chiens qui se déploya dans les champs du marquis en direction de la forêt. De la fenêtre de son bureau, Fontvieille regardait cette cohorte avancer en ligne vers les bois. Il entendait au loin les aboiements des chiens et les ordres braillés en français comme en langue d’oc par les paysans volontaires. A l’heure de passer à table, on n’avait toujours pas de nouvelle du disparu.

Lorsque Mireille amena sur la table le lièvre à la royale entouré de cèpes et de pommes de terre cuites à la graisse de canard, Armand était partagé entre la gourmandise, la fierté et la déception de ne pouvoir partager ce met royal en compagnie de Saint-Clément. Dans l’espérance d’un retour possible du jeune homme, il avait fait ouvrir une bouteille d’un grand vin de Bordeaux qu’il gardait en sa cave dans la perspective d’une occasion exceptionnelle. Il allait donc déguster cette merveille en tête à tête avec Jeanne-Marie. Celle-ci, contre toute attente lui dit que toute cette affaire lui causait un grand chambardement et qu’elle était dans l’incapacité absolue d’avaler quoi que ce soit. Armand n’en fut qu’encore plus dépité. Il se servit un beau morceau de lièvre ainsi que quelques bonnes cuillérées de cèpes et de pommes de terre. Il planta sa fourchette au bord de la tranche, leva son couteau pour s’en couper une bouchée et… fut interrompu par un fort tapage sur la porte de la salle à manger. En maugréant il reposa ses couverts et alla ouvrir. Quatre gendarmes se tenaient dans l’entrée.

- Monsieur le marquis, excusez cette intrusion dans votre domicile. Nous avons des informations à vous donner et quelques questions à vous poser.

- A-t-on des nouvelles de monsieur de Saint-Clément ? S’enquit Fontvieille.

- Oui… et pas des bonnes. Le Comte Arnaud de Saint-Clément a été retrouvé mort, vraisemblablement assassiné dans un des bois de votre propriété.

Jeanne-Marie qui se tenait sur le pas de la porte poussa un cri d’effroi et s’effondra en larmes sur un fauteuil. Le gendarme reprit :

- Un assassinat particulièrement horrible monsieur le marquis. Le meurtrier a bastonné le Comte derrière la tête jusqu’à lui éclater le crâne au niveau de la nuque. Puis, il s’est acharné sur lui avec une fureur indescriptible. Il lui a brisé les os des bras et des jambes et chose aussi incompréhensible qu’abominable, ce monstre lui a arraché un œil et coupé une oreille.

- Quelle horreur, murmurait le marquis… Quelle horreur… Et a-t-on une idée de qui a pu commettre un crime aussi abject ?

- Pas encore… Mais nous avons quelques témoignages qui pourraient bien nous guider vers l’assassin.

- J’espère, tout au moins, que ce ne sera pas quelqu’un du pays. Vers qui se tournent vos soupçons ? De qui parlent ces témoignages ?

- Heu… de vous monsieur le marquis ?

- De moi ? Et comment diable peut-on parler de moi dans cette affaire ? Je n’avais aucun intérêt, bien au contraire à voir disparaître Saint Clément.

- Nous allons vous poser quelques questions et après cela, vous serez sans doute disculpé. Pendant que je vous interroge, mes gendarmes vont jeter un œil sur votre domicile… Alors, dites-moi. Il se murmure dans le village que vous alliez tous les jours dans ce coin de bois… Précisément celui où l’on a retrouvé ce malheureux jeune homme.

- Il est exact répondit Fontvieille, que ces jours-ci je suis beaucoup allé dans ce coin là. Je poursuivais un lièvre qui m’a donné bien du fil à retordre.

- Vous poursuiviez un lièvre… Pourquoi pas ? On nous dit également, que vous avez eu, à l’Hôtel des Quatre colonnes une discussion avec monsieur de Saint Clément, et qu’au cours de celle-ci on vous a entendu parler d’arracher les yeux, de briser les os, de dépecer des corps…

- Mais… Mais… je parlais du lièvre ! Du lièvre à la Royale !

- Du lièvre à la Royale… Pourquoi pas ?

Le marquis sentit poindre le doute dans l’esprit du gendarme. A ce moment précis, un des militaires préposé à la fouille descendit l’escalier avec une sacoche en cuir marquée des initiales d’Arnaud de Saint Clément, remplie de billets de banque.

- Nous avons trouvé cela dans la chambre de la marquise dit l’homme.

Jeanne-Marie en larmes s’approcha et passa aux aveux.

- Arnaud et moi étions amants depuis quelques jours. Nous avions décidé de partir tous les deux et Arnaud m’avait confié l’argent que lui avait remis mon mari pour leurs affaires.

- Madame, dit le gendarme, d’une voix calme mais ferme, nous comprenons que vous fassiez tout ce qui est possible pour disculper votre mari. Evidemment, le malheureux monsieur de Saint-Clément n’est pas là pour corroborer votre version des choses. Mais je suis au regret de constater que trop d’éléments accusent monsieur de Fontvieille. Monsieur le marquis, vous êtes en état d’arrestation. La justice sera seule juge. Je vous prie de nous suivre sans opposer de résistance.

Dans la pièce à côté, le lièvre sur lit de cèpes et pommes de terre était définitivement refroidi.

 

L’affaire fit grand bruit dans la région. Le marquis de Fontvieille ne put jamais prouver son innocence. La justice ne traîna pas. Il fut jugé à Périgueux au mois d’octobre, fut condamné à mort et guillotiné début novembre.

La marquise était donc veuve lorsqu’elle accoucha au mois de décembre d’un joli petit garçon doté d’une particularité notable. L’enfant, qu’elle prénomma Arnaud, était venu au monde affublé d’un bec de lièvre.

FIN

 

Nouvelle parue dans Les Nouvelles du temps qui passe"

Aux Editions Secrets de Pays

 

 

 

 

 


11/07/2021
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